La terre qui était présente sur les mains d'Apolline était comme encrée, comme si son travail ne voulait la quitter. Il est vrai qu'elle avait eu du mal à détacher son regard des laitues aujourd'hui. Dans sa tête ne cessait de se répéter « encore quelques minutes de plus ». Après tout il lui restait encore quelques minutes avant de commencer sa leçon. Quelques minutes encore à contempler ce vert acidulé qui se distingue du vert de l'herbe, du vert du hêtre que l'on aperçoit à quelques mètres de là, du vert des robes de nobles à la cour. Elle s'agenouillait souvent pour ôter la terre qui dégradait la couleur naturelle des fruits et légumes et puis elle aimait parcourir chaque aliment présent dans le potager comme si il s'agissait d'une merveille de la nature. Aujourd'hui encore elle avait sauvé une laitue d'une limace affamée. Bien cachée entre deux feuilles près du cœur même du légume elle pensait échapper à l'œil vigilant de l'équipe entière des jardiniers. Et c'est de par ce travail minutieux d'inspection que la terre envahit les mains et les poignets d'Apolline. Et même de l'eau légèrement savonnée ni change rien. Elle se coince entre les stries de la peau et il faut avouer qu'il n'est pas convenable d'assister à une leçon de lecture avec des mains noircies par une matinée de dur labeur. Une fois ce nettoyage fait elle leva les mains, les observant, elle n'avait pas de longues mains blanches et fines comme ont les dames à la cour, elles avaient quelques écorchures superficielles par ci par là, rien de bien méchant et ses ongles n'étaient pas finement nettoyés, ils avaient tendance à jaunir et non à blanchir mais elle pouvait facilement légitimer ce fait par son travail quotidien manuel. Elle s'essuya les mains d'un geste vif et rapide sur ton tablier souillé qu'elle ôta pour parraître plus convenable.
Avant de se mettre en route elle passa devant un miroir simplement pour voir si son visage n'était pas sali. Le soleil avait fort bien travaillé en cette matinée et les joues parsemées de tâches de rousseur avaient rosies si bien qu'on aurait pu croire qu'on l'avait complimenté de manière excessive et qu'elle s'était alors empourpré. Par la suite elle remarqua que ses yeux habituellement marrons avaient verdis grâce à l'astre du jour qui luisait en cette belle journée. Ses cheveux noirs qu'elle avait souvent ébouriffés avaient une feuille coincée entre deux mèches. Elle pouffa légèrement, de manière discrète car elle n'était pas seule et on l'aurait surement prit pour une folle à rigoler seule face à soi même car elle n'avait strictement rien de comique pour ceux qui étaient présents dans la pièce. Bien sur pour toute personne à la cour elle pourrait facilement être le sujet de ricanements de par la couleur de ses mains et son visage légèrement bruni et rosé à cause d'une trop forte exposition au soleil mais ça n'était pas le cas et c'était tant mieux, à croire qu'elle n'intéressait pas assez de monde pour être le sujet de conversations. Il faut avouer que c'était loin d'être son but premier. De nature aventureuse et discrète elle n'aimait pas se faire remarquer, rougissant au moindre compliment elle ne savait trop que dire lorsque son nom était évoqué dans une conversation, que l'on parle d'elle en bien ou en mal cela la gênait. C'est pourquoi elle éviter d'aborder le sujet "Je" dans toutes les situations.
Après avoir donc ôté la feuille de ses cheveux elle détourna son regard du miroir et prit le chemin de la sortie. Elle avait décidé de se rendre à pied au manoir de Messieurs Charles & Philippe d'Artagnan. C'est là bas que sa nouvelle leçon de lecture se passait. Elle estimait avoir progressé depuis quelques jours, elle s'entrainait à lire tout ce qu'elle pouvait. Bien sur elle faisait l'impasse sur certains mots qu'elle n'arrivait pas encore à prononcer mais elle faisait du mieux qu'elle pouvait. Elle rêvait de pouvoir lire un livre entier et Philippe lui avait promit qu'il s'efforcerait de lui faire atteindre ce but. Cette nouvelle l'avait mit en joie, comprenez la peu de gens du peuple savent lire et même si elle sait reconnaitre chaque épice qui pousse dans le potager elles sont ornementées de petite pancartes indiquant l'origine et le nom dit savant de la plante. C'était La Quintinine qui lui avait expliqué le jour de son arrivée. Elle savais par cœur comment chérir tel ou tel légume mais il lui manquait le don de la lecture pour tout connaître et approfondir encore son savoir. Une heure avant de quitter le potager elle avait prit soin de mettre dans une petite bourse en cuir quelques brins d'épices. Que Philippe apprenne à Apolline la lecture était un échange de bons services car en retour elle l'interrogeait régulièrement sur les herbes dont était garni le jardin.
Le trajet passa rapidement, elle ne s'était même pas rendu compte qu'elle était déjà sur le pas du manoir. A croire qu'elle connaissait le chemin par cœur et que ses pieds n'avaient plus besoin de sa tête pour les guider. Elle toqua à la porte et on la fit entrer. Comme à son habitude elle se rendit dans un cabinet particulier où Philippe avait à priori tout préparé pour la leçon. La table de travail était dégagée et seul un livre avec du papier blanc, une plume taillée et un encrier y étaient disposés. La porte s'ouvrit et Philippe fit son apparition dans la pièce. Ils étaient amis depuis l'enfance et bien souvent Apolline s'était demandé si ils auraient pu être amis si ils ne s'étaient connus que maintenant. Ils étaient loin de provenir du même milieux et pour preuve: la famille Beauregard travaillait pour la famille d'Artagnan et s'est naturellement que les enfants des deux familles ont presque grandit et évolué ensemble. Les deux amis se saluèrent avant de prendre place sur la table de travail.

« La dernière fois nous avons vu la fonction des accents sur les syllabes. Tu te souviens ? Le ton change, c'est pour cela que l'on les appelle accents car on accentue la lettre. Aujourd'hui on va voir l'association de deux syllabes pour former un son nouveau. Par exemple la lettre A accompagnée de la lettre I forment le son "é" comme dans "j'étais" tu vois ? »
« Oui mais regarde dans ce mot là, le mot tr-a-v-ai-l on ne dit pas "travèl" alors pourquoi on devrait dire "travail"? Parce que pour le dire c'est facile, on me l'a apprit en me répétant le mot et je ne posais pas de questions mais là je ne comprends pas. »
« Chère Apolline la langue française est une langue ma foi fort compliquée avec de nombreuses règles à respecter. Et bien que je sache lire et écrire je n'ai pas réponse à tout. »


Philippe avait beau essayer d'expliquer à Apolline par tous les moyens possibles rien n'y faisait. Ils écourtèrent alors la leçon par la lecture d'un texte assez facile qu'elle réussit non sans peine. La partie préférée du cours de la demoiselle allait commencer. Elle sortit de sa bourse les plantes aromatiques qu'elle disposa sur une feuille en demandant à son tuteur de deviner quelles étaient les denrées qu'elle avait apporté.

« Philippe ça n'est pas bien difficile et j'ai mit majoritairement des herbes que tu connais déjà pour que ça te paraisse plus simple. Si tu n'arrives pas à les visualiser dans ce cas ferme les yeux et sens l'odeur que ces herbes dégagent tu peux même les émietter et en disposer sur ta langue. Essayes donc un peu de te souvenir si tu as déjà gouté dans un des plats que l'on te sert. »


Aujourd'hui les deux amis sont extrêmement complices mais tout n'a pas toujours été aussi simple et clair entre eux. Voici quelques années Philippe a rejoint Apolline dans un jardin, une pluie torrentielle due à un orage soudain inonda leurs vêtements. S'abritant dans une grande le temps que la pluie s'arrête il se produisit ce phénomène d'attraction entre deux corps. Sans vraiment réfléchir ils se sont embrassé avant de s'offrir l'un à l'autre pour la première fois. La pluie ne cessait pas, à croire que cela convenait aux deux amis/amants. Ils n'avaient surement pas réfléchi au fait qu'ils avaient toujours été amis, rien de plus, qu'ils s'aimaient oui mais pas comme on aime d'amour. Ils tenaient l'un à l'autre, ils se soutenaient, se conseillaient, se défendaient mais n'étaient et ne seraient jamais un couple. Pour preuve : les semaines qui suivirent l'orage furent des semaines de remise en question. Mais l'amitié a reprit le dessus et leur complicité du début est de nouveau là, et on pourrait même dire qu'elle a été améliorée.
Récemment Thomas of Norfolk a demandé à Apolline de servir de messager. Son but est de transmettre une correspondance entre lui et une certaine Gabrielle. Elle a prétendu ne pas savoir lire, ainsi Sire Thomas accorde à la jardinière une entière confiance seulement bien qu'elle ne manie par entièrement la lecture du français elle a comprit que Gabrielle ne porte pas le roi Louis en son cœur. Elle va même jusqu'à compter calomnies et comment ne pas défendre le roi quand celui-çi vous offre du travail en son château ainsi qu'à votre père quelques années auparavant. En parler à Philippe la démangeait, il était son ami le plus proche le plus fidèle et de longue date. Mais lui et sa famille entretiennent une relation privilégiée avec la famille royale et bien qu'elle ait confiance quand au fait qu'il puisse garder un secret elle ne voulait pas l'alarmer. Elle préférait attendre d'en savoir un peu plus sur cette correspondance. Mais comment cacher cela à un ami. Elle ouvrit la bouche comme pour en parler, mais au lieu de sortir une phrase concrète elle soupira. Le moment était mal venu, après tout ils ne font surement pas partie du complot contre le roi dont tout le monde parle...

La pensée d'Apolline fut écourtée car l'on toqua à la porte et l'on annonça à Philippe qu'il venait de recevoir un visiteur. La leçon était de toutes façons terminées donc la jeune "duchesse du potager" comme l'appelait si souvent le cadet d'Artagnan prit congé auprès de son ami et fit le chemin inverse en direction du jardin. Étonnamment la route parut plus longue au retour qu'à l'allée mais elle ne marcha tout de même pas très longtemps car environ une demi lieue séparait le château du manoir des d'Artagnan. Durant le trajet sa pensée avait été vide d'esprit, à l'accoutumée elle se remémorait la leçon qui venait de s'écoulait, elle avait hâte de se réessayer à la lecture une fois arrivée en sa chambre à coucher. Mais ce jour là rien. C'est sans doute du à ce néant intérieur qu'elle trouva le chemin plus long, de plus le soleil cuisait son visage et elle allait rôtir comme un poulet que l'on va servir à la table du roi d'ici quelques instants. Mais non elle n'allait surement pas être au goût de ces messieurs dames. Sans doute pas assez en chair car elle était loin d'être maigrichonne mais la tendance actuelle voulait que de belles rondeurs s'affichent tant au niveau des hanches qu'au niveau de la poitrine et l'on ne ne peut pas dire qu'elle soit à la "mode actuelle". Cette chose si importante qui sort de chaque bouche au moins une fois par jour à la cour. Pourquoi l'on ne se satisfait pas d'être simplement, pourquoi veut-on paraître et donc se dénuer de tout ce qui fait de nous un être sensible et unique? Apolline avait un accès privilégié à la cour pour un "simple" membre du peuple. Bien sur elle remerciait chaque jour le ciel de lui avoir offert cette opportunité mais la cour royale est un monde à part entière, cet endroit où règne le vice et la tentation est-il vraiment fait pour Apolline?
Elle n'eut pas le temps de se poser la question qu'elle était déjà de retour dans le jardin. Et à l'ombre d'un arbre, sur un banc, se tenait Claire Ornelle. Claire est comédienne dans la troupe du célèbre Mozart. Et en plus d'être comédienne elle est amie avec Apolline. Ensemble elles aiment se déguiser et imiter les nobles de la cour qu'elles croisent parfois par inadvertance. A force de vivre dans ce milieux elles connaissent les rituels et coutumes par cœur. Elles apprennent même quelques expressions pour les rejouer sur scène quand il n'y a personne et qu'elles ont le théâtre ou les coulisses à elles deux. Il est vrai que ces moments qu'elle partage avec Claire sont privilégiés. Ils lui permettent de s'évader un peu, de rigoler et de ne plus penser à tout ce qui se trame au château. Elles aiment se raconter leurs vies respectives, annonçant des anecdotes inavouables à d'autres. Bien qu'elles aient une vie et un caractère totalement différent l'une de l'autre elles aiment passer du temps ensemble, si ce n'est que pour se reposer à l'ombre dans le jardin quand le soleil est présent.
Revoir donc son amie lui mit du baume au cœur, il est vrai qu'elles ne s'étaient vues durant la semaine écoulée et ce brin de folie qu'elles avaient quand elles se retrouvaient pouvait animer une salle entière bien que vide. Apolline avança vers Claire et elles se prirent dans les bras l'une de l'autre.

« Je remarque que si je ne viens pas à toi je n'ai pas de nouvelles. »
« Oh excuse moi mais cette semaine fut quelque peu chargée tant au niveau travail qu'au niveau personnel. »
« Qu'entends-tu par niveau personnel? Raconte-moi! Et tu as intérêt à avoir quelques nouvelles friandes! »
« Et bien tout d'abord j'ai revu ma sœur, Rose. Bien que je désapprouve totalement son choix de vie j'ai été heureuse de l'avoir aperçu ce lundi même. »


En effet, Rose a Apolline ont beau être sœurs jumelles tout les oppose, sauf bien entendu le physique. Aventurière et travailleuse Apolline n'hésite pas à mettre la main à la pâte pour aider son père ou sa mère. Rose est plus volage, elle n'aime pas travailler au jardin car l'on se salit les mains. Seulement ne pas se salir les mains est le privilège de la noblesse et le moins que l'on puisse dire c'est que la famille Beauregard est loin d'être noble. Elle arrive tout juste à subvenir aux besoins nécessaires à la vie d'une famille. De plus Rose est devenue une femme à plaisir comme dirait Apolline pour ne pas dire prostituée. Au début les parents Beauregard ont pensé que cette solution était choisir la facilité. Mais bien qu'elle désapprouve toujours les choix de sa sœur, Apolline ne considère plus que c'est la voie de la facilité. Au contraire la vie de Rose n'est pas toujours facile mais c'est loin d'être une raison pour légitimer son travail.

« Et que devient-elle? »
« Elle reste inchangée. Mais je ne crains que je n'ai pas été la seule à la voir. Aurélie Loire me regarde d'un œil encore plus méfiant qu'à l'accoutumée. »


Entre Aurélie Loire et Apolline Beauregard ça n'est pas tout rose. Les deux femmes se méprisent, la jardinière la trouve banale et presque sans intérêt. Elle n'a pas de conversation et ne fait que parler d'elle.

« Mais assez parlé de moi! Et toi qu'as-tu fait cette semaine? »
« Rien de bien passionnant. La troupe est en pleine répétition et mon rôle me plait. Oh et tu ne devineras jamais! La tenue que je vais porter est celle que tu as mise quand tu as imité à la perfection Aurélie. »


Ce jour là Apolline et Claire s'étaient retrouvées au théâtre. Là Claire avait maquillé la jardinière comme une duchesse et elle était vêtue d'une robe blanche à fleurs roses et vertes. Après avoir fait une vulgaire imitation de la cuisinière Apolline avait aidé du mieux qu'elle pouvait Claire dans un entrainement quand à un futur rôle que l'on lui proposait. Il est étonnant comme une personne peut changer en fonction du monde qui l'entoure. Apolline est plutôt de nature réservée, franche mais timide. Elle n'aime pas se faire remarquer mais quand elle est en compagnie de Claire son caractère change du tout au tout. Avec son amie elle n'hésite pas à utiliser l'ironie et un ton sarcastique en parlant des autres. Un peu comme lorsqu'elle était enfant. A l'époque elle avait ce caractère curieux de tout, souriante et joviale. Ses parents devaient bien souvent la faire taire pour espérer pouvoir entendre une mouche voler. Un vrai moulin à paroles elle posait des questions sur le monde qui l'entourait. « Dis Papa comment les cheveux y poussent? Et pourquoi une limace ça bave comme ça partout? Et pourquoi les escargots peuvent avoir une maison sur le dos et pourquoi toi t'as droit qu'à un sac de terre et pas une coquille? Et comment ça se fait qu'une fleur ça vive pas aussi longtemps que moi? Et tu crois que si je mets une coccinelle dans la terre et que je l'arrose j'aurais un arbre à coccinelles? » Même quand ils allaient à l'église elle posait des questions. « Mais si on parle tout bas le Seigneur il va pas entendre ce qu'on lui dit Papa! » Ah l'église. La famille y allait régulièrement pour prier que le bon Dieu nous offre une belle récolte cette année, pour que maman guérisse car "son nez coule et elle a froid tout le temps", etc. Et il n'y a qu'à l'église où Apolline avait l'air descente. A l'accoutumée elle avait les mains et le visage plein de terre, les genoux noircis à force de s'agenouiller près des plantes, ses robes blanches devenues grises ont du subir le fait que la fillette ne daignait cesser de s'essuyer les mains sur ses robes. Pas matérialiste pour un sou elle pouvait porter les même vêtements une semaine de suite mais le dimanche, jour de repos et de prière elle aimait mettre sa robe bleu marine avec son col blanc et ses manchettes. Elle trouvait ça d'une impolitesse pas croyable d'entrer dans un lieu de pénitence habillé de manière négligée. Pour légitimer sa fille qu'il aime, le père d'Apolline disait à sa mère que c'était ses origines gasconnes qui remontaient à la surface. Les prés et champs envahissent les terres à la frontière de l'Espagne. « Mais laisse la un peu profiter de sa jeunesse. Elle est passionnée et je préfère la voir sale et pleine de terre qu'elle traîne dans les rues avec les rats et les eaux usagées. ». Enfin cette histoire de Gascogne n'est qu'un prétexte. La famille a très vite migré vers le nord de la France enfin le nord, dans la capitale car on ne va pas le cacher, le travail regorge peu à Paris mais plus qu'en province en tout cas donc afin de gagner mieux leur vie les parents de la famille ont décidé de quitter leur douce Gascogne. Enfin douce Gascogne, Apolline n'a jamais posé un pied dans cette région, elle est née et a passé sa vie à Paris.
Tout en écoutant Claire parler Apolline leva la tête, les yeux plissés elle regarda le ciel et vit que le soleil commençait déjà à se cacher derrière un arbre. Le temps était passé si vite aujourd'hui. elle n'avait presque eu le temps de ne rien faire. S'excusant auprès de son amie elle du quitter Versailles pour retourner en sa chambre, la route n'était pas longue mais mieux valait faire le trajet tant que la nuit n'était pas encore tombée.