Je m'ennuyais, comme toujours ces derniers temps. Je ne sais pas trop ce que j'avais, mais je n'arrivais pas à me reprendre en main, je n'avais envie de ne rien faire. Pour Dieu seul sait les milliers de choses que j'avais à faire. Mon dossier à rendre pour la fin du semestre à l'université. Les photos que j'avais à prendre. Le thème que je devais retravailler parce que ce que j'avais fais jusque là ne me plaisait pas. Mais alors pas du tout. Je pensais tout refaire, mais je n'étais pas sûre d'avoir assez de temps pour réellement tout reprendre. En tout cas, ça ne me plaisait pas, je ne pouvais pas continuer dans ce sens là. Ce n'était pas possible, j'étais incapable de m'imposer de faire quelque chose que je ne voulais pas, ou plus, faire. Mais le problème c'est que du coup je ne savais pas quoi faire. J'étais atteinte d'un mal incurable qui touchait toujours un artiste un jour ou l'autre. Le syndrome de la page blanche. Et oui, même pour la photo ce truc me pourrissait la vie. Mais ça ne durerait pas, foi d'Aliénore Delhorme, je retrouverais l'inspiration.

Et pour cela, une seule chose. Un seul remède. Une méga longue ballade n'importe où avec mon précieux appareil photo. A photographier n'importe quoi. Tiens, le voilà mon sujet. Saisir les moments de vie à l'insu des gens. Attraper tout et n'importe quoi, du moment que c'était un moment quotidien, et en faire ressortir la grâce de l'habitude, la sensualité du mouvement répété à l'infini depuis toujours, l'érotisme du regard qui ne se lasse pas de voir ce qu'il voit, qui continu de s'extasier devant la monotonie. Oui, je voulais ça. Ces moments de vie qui n'ont aucune importance aux yeux de tous, je vais les attraper, les immortaliser, les embellir et en faire une oeuvre, mon oeuvre. Mon bébé, mon bijou. Oui, ça c'est du sujet. Je vous avais bien dis que la page blanche, ça n'était pas pour moi. Je me saisi de mon appareil et je sors, guillerette, comme ça ne m'était plus arrivé depuis plusieurs années. Je sais que je n'ai pas le droit de faire figurer des gens sur mes photos sans leur demander une décharge écrite m'autorisant à les publier. Mais comme ça reste dans le cadre scolaire, ça n'a pas d'importance.

Alors je vole aux gens leur quotidien. Le boulanger qui sort le pain de son four, le boucher qui lève le rideau métallique de sa boutique habillé de son tablier tacher de rouge, la postière sur son vélo, le livreur de journal sur son skate, la fillette en uniforme qui attend son bus, le jeune joueur de foot déjà habillé pour son entraînement, ce couple qui se sépare sur le perron de la maison, le chien qui aboie sur mon passage, les enfants qui jouent dans un jardin sous le regard protecteur de leur grand mère, l'adolescente qui rentre chez elle en catimini parce qu'elle a découché. Je pousse le vice jusqu'à m'inventer leurs histoires en pensé, et je me ris d'eux à leur insu. Que je suis mauvaise, mais c'est tellement ce que je ne peux pas avoir que je les jalouse. Mais au moins, moi j'en suis consciente, et ça, ça change tout, croyez moi.

Sans m'en rendre compte, mes pas m'ont menée à la plage. Déserte ou presque. Il y a seulement ce marchand de glace qui ouvre, et cette femme blonde en tenue de jogging qui vient le voir. Si tôt ? Elle n'est pas bien ? Il n'aura rien à lui donner, il a à peine ouvert. Enfin. Cette femme a quelque chose de décaler. De hors norme. Quelque chose que je n'arrive pas vraiment à définir, mais qui m'attire. Je m'approche d'elle. Je ne vois pas son visage, mais je m'en fou. Je cherche à savoir. Elle sera peut-être mon modèle pour la journée, surement. Et puis demain je l'oublierais. Qu'importe. Je m'approche. Elle s'est assise et je souris. Elle n'a pas l'air du femme qui viens de faire des kilomètres. Et surtout, pourquoi tout gâcher avec une glace maintenant ? C'est complètement idiot, mais bon, elle fait ce qu'elle veut après tout. Mais j'aime bien son paradoxe, alors je la reprends en photo encore. Sauf que mon flash a du lui faire un peu peur. Je ne m'étais pas rendue compte que j'étais si proche.

- Je suis désolée de vous déranger, je suis étudiante en art plastique, est-ce que ça vous dérangerait que je vous prenne en photo ? demandais-je.

Et oui, je suis polie, faut bien, pour avoir ce que je veux. Même pas sur qu'au final je garde son visage, mais on sait jamais, mieux vaut prévenir que guérir.

Evidemment, j'aurais du m'en douter. Ce n'était pas comme si je me heurtais pour la première fois à ce genre de problèmes. Les gens étaient plutôt récalcitrant quand ils n'aimaient pas être pris en photo ou quand ils aimaient ça, mais n'avaient pas envie ... ou pour tout autre raison, quoiqu'il en soit, c'était des plus ennuyeux, une perte de temps inutile pour moi comme pour eux. Parce qu'évidemment ils ne savaient pas à quel point moi aussi je peux être très chiante. Et puis je savais à quoi m'attendre et donc je pouvais répondre de mes actes. Je défis mon sac de mes épaules et fouillais tranquillement dedans quelques secondes, juste le temps de sortir mon portefeuille. Je l'ouvre sous les yeux de cette blonde un peu trop sur d'elle, et en sort ma carte étudiante sur laquelle figure ma photo d'identité, mon année d'étude et ma section.

- ça vous va comme preuve ? souriais-je narquoisement.

Sans méchanceté aucune, mais bon je n'avais pas l'intention d'être prise pour une abrutie. Et surtout je ne voulais pas perdre mon temps en paperasse. Un sourire ironique ornait mes lèvres et je devais faire particulièrement attention, si je ne voulais me faire envoyer promener. Pour une fois je me devais d'être un minimum sociale. Je décidais toutefois de jouer la carte de la sincérité.

- Je ne sais pas pourquoi vous, mais vous dégagez quelque qui rentre dans le cadre de mon projet de cette année. Je ne saurais pas vraiment vous expliquer ça, mais j'ai besoin de simplement quelque photo, si vous voulez, je ne garde pas votre visage ... je ne pense pas en avoir besoin de toute façon, mais c'est toujours mieux d'avoir votre accord ...

Je ne pensais avoir à la prendre de face, simplement de profil, peut-être en contre haut ou contre bas, pourquoi pas de dos, ou à demi retournée à la limite. Je n'avais pas vraiment d'idée quand à ce que je voulais vraiment qu'elle fasse, mais j'avais confiance en moi, ça viendrait quand je commencerais à la prendre en photo vraiment. L'appétit vient en mangeant. L'inspiration vient en commençant à photographier. J'espérais sincèrement qu'elle accepterait. Je n'avais pas envie de chercher quelqu'un d'autre. Surtout que je détestais prendre des visages, c'était tellement ... banal ... tellement ... pas moi, je pense surtout. C'était ça, ça ne me ressemblait pas beaucoup, mais c'était le sujet du projet alors je devais faire avec. Alors plus vite ça commençait, plus vite ça finirait.